Invité en tant que panéliste par l’OHTE le 12 mai 2022 sur le thème « La fin de la paix en Europe? », Xavier Paroutaud a répondu aux questions de l’ancien ministre et eurodéputé Alain Lamassoure, sur les défis à relever pour la démocratie, le rôle du Conseil de l’Europe et de l’Observatoire pour promouvoir un enseignement de l’histoire équilibré et dépassionné.

  • Comment pouvons-nous définir l’Europe et décrire l’histoire de l’Europe ?

Tout dépend de l’Europe dont on parle, de la perspective, du champ dans lequel on s’exprime, mais il est indispensable de mobiliser l’histoire pour décrire l’Europe. En l’occurrence, en histoire, il faut probablement commencer par la géographie pour décrire l’Europe, puis envisager une éventuelle histoire continentale (pour autant que cela existe ou que cela soit possible) en décrivant les grands évènements qui ont eu un impact à l’échelle du continent, en s’attachant aussi à une histoire des relations qu’ont nouées des entités composant l’Europe (relations d’alliances politiques, conflits armés, ententes commerciales, échanges culturels, coopération scientifique, etc.). Enfin, il faut faire une histoire contemporaine des Europes institutionnelles.

On peut aussi décrire l’Europe en se référant davantage à ceux qui la composent, en mettant l’accent sur la diversité, avec une histoire comparative des peuples, des cultures, des groupes sociaux, des mœurs, des religions, des coutumes et des croyances.

On pourrait encore chercher du côté de l’histoire d’une identité culturelle européenne en scrutant les éléments issus des socles helléniques, romains et judéo-chrétiens, puis des grands courants de pensée modernes (Renaissance, Humanisme, Lumières), à la recherche de valeurs communes partagées, disséquées, malmenées, oubliées, ressurgies.

L’histoire de l’Europe est en soi un objet complexe qui exige, lorsqu’il est abordé, beaucoup d’humilité, de prudence, et la capacité à faire des allers-retours, à visiter des impasses, à accepter de ne pas tout comprendre, car les fils à tirer sont innombrables. D’où, probablement, le fait que l’histoire de l’Europe soit à même de susciter beaucoup de curiosité, de débats, d’accords et de désaccords, ce qui en fait un ressort très fort de la vie politique, au sens de vie de la Cité. Cette profusion introduit le besoin d’une méthode, de repères, de cadres, qui soient autant que possible partagés par tous, quitte à les faire évoluer en permanence, pour permettre d’accueillir des visions différentes.

  • Quelles sont les raisons qui ont poussé à la création d’Europes institutionnelles ?

Je pense qu’il y a une raison principale : la guerre puis la poursuite de la paix avec les moyens de la mettre en œuvre et de la préserver. De là, se développent des cadres collaboratifs, des institutions solides, des contrats sociaux et des politiques à l’échelle européenne. Ce qui est recherché au fond, ce sont des espaces, des lieux, des cadres permettant la rencontre, le dialogue et la collaboration, afin de créer des intérêts communs, des partenariats économiques.

Modestement, l’histoire de la FEDE est un exemple de cette construction européenne. En effet, la FEDE est créée en 1963 à l’initiative d’écoles privées (primaires et secondaires en Espagne, Italie, Autriche, Allemagne et Suisse) dans un contexte de guerre froide, autour de l’idée de partage d’une culture européenne commune et d’une meilleure connaissance mutuelle des pays d’Europe occidentale par l’apprentissage de la langue de l’autre. La mise en œuvre fut très pragmatique avec des rassemblements d’enfants de nationalités différentes, apprenant à communiquer dans la langue de l’autre et participant à l’émergence d’une culture européenne commune.

 

  • Quelle est la place aujourd’hui de l’enseignement de l’histoire de la construction européenne à l’école et à l’université ? Comment est-elle décrite ?

Dans la cadre de mon cursus scolaire suivi sur l’île de la Réunion, à des milliers de kilomètres de la métropole et de l’Europe continentale, je me rends compte que j’avais du mal à faire le lien entre mes cours d’histoire et ma réalité. J’ai étudié la Seconde Guerre mondiale, la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) puis la naissance de la Communauté européenne et je suivais des cours de langue vivante ou non (anglais, espagnol, latin). Mais je ne faisais pas le lien avec le grand pont en cours de construction, financée par l’UE comme l’indiquait le panneau, et qui allait permettre de traverser la rivière séparant une grande partie de la ville de l’autre partie. Comme s’il manquait un fil rouge, celui de la construction et du partage d’une certaine Europe. La construction européenne pourrait davantage être mise en avant et mise en lien, en résonnance, avec les autres enseignements suivis lors de la scolarité des jeunes Européens. Cela permettrait à davantage de personnes de prendre conscience des bénéfices nombreux de la construction d’une Europe commune : la libre circulation des personnes, des biens, des services ; la monnaie unique ; les échanges Erasmus ; le dialogue social européen ; les programmes européens de financement de projets d’infrastructures, d’études, etc. C’est d’ailleurs ce qui m’a attiré à la FEDE. Il est fondamental qu’une Unité d’Enseignement de « Culture et citoyenneté européennes » soit insérée dans une formation à vocation professionnelle, quel que soit le secteur professionnel, qui intègre systématiquement une histoire des institutions européennes et de leur fonctionnement, des réflexions sur la question de l’identité ou des identités européennes.

Cet enseignement et cette proposition de réfléchir à la culture et à la citoyenneté européennes dans le cadre de formations professionnelles est intéressante, car elle implique qu’il s’agit d’apprendre à exercer un métier, mais au-delà, un métier dans une entreprise, dans une ville, dans un monde et donc à être un citoyen. Accorder une attention particulière aux institutions et pas seulement au développement du commerce et des économies au moment de construire l’Europe est crucial. Lorsqu’on ne connaît plus nos institutions, ni leur rôle (y compris au plan national et européen), elles ne sont vues que comme des contraintes. Or, connaître les circonstances des créations de ces institutions permet de renouer lorsque cela peut être utile, avec l’esprit qui régnait au moment de leur création, d’en faire l’inventaire, sans angélisme. In fine, en connaître le fonctionnement permet de mieux les solliciter.

  • Que représente le Conseil de l’Europe dans l’approche historique de l’Europe

La dimension moins contraignante sur le plan politique du Conseil de l’Europe a permis de réunir 46 pays contre 27 dans l’Union européenne. Ce lieu de dialogue est précieux et permet de produire des cadres de référence de réflexion d’une extrême qualité avec de véritables pistes praxéologiques mises à disposition des Etats membres. Mais encore faut-il que les citoyens européens s’emparent des institutions politiques européennes.

C’est ce que nous avons essayé de faire à la FEDE avec le Groupe d’Etats contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe et le cours sur la corruption. Avec le GRECO, la FEDE a construit en 2018-2019 un programme pédagogique centré sur la lutte contre la corruption et son encadrement juridique. En septembre 2019, ce cours a été inséré en tant que chapitre supplémentaire pour les étudiants en Bachelor au sein de l’unité A2 du module « Culture et citoyenneté européennes ». Ce cours est inclus dans tous les programmes diplômants de la FEDE au niveau Bachelor. En juin 2022, près de 15 000 étudiants avaient suivi ce cours et l’examen correspondant depuis son lancement, dans 150 établissements supérieurs et professionnels FEDE, situés dans 12 pays (Belgique, France, Espagne, Suisse, Luxembourg, Maroc, Algérie, Côte d’Ivoire, Sénégal, Burkina Faso, Gabon et Congo). Les réactions concernant ce chapitre, tant de la part des enseignants que des étudiants, sont très positives. Chaque année, environ 5 à 6000 étudiants supplémentaires seront sensibilisés aux questions liées à la corruption sous toutes ses formes. Ce cours contribue à la réalisation d’un objectif central du travail de la FEDE et de son réseau, à savoir la promotion des valeurs de la démocratie, du respect des droits humains et de l’État de droit en Europe et au-delà.

 

  • Quel rôle l’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe peut-il jouer dans la promotion de l’histoire de l’Europe, et pourquoi ?

Parler d’histoire, faire de l’histoire est difficile, parfois dangereux à la fois pour les individus, les groupes sociaux et la sphère politique, ce qui fait que de nombreux États rencontrent des difficultés à parler d’histoire. Les productions de savoirs et de méthodes produites par l’Observatoire pourraient constituer des leviers permettant de résoudre ou de réduire la force de certains blocages à cet égard. D’une certaine façon, l’OHTE, en produisant des données d’études inédites, à une échelle comparative très large, pourra montrer en quoi l’apport de l’enseignement de l’histoire est fondamental dans la construction d’une culture de la démocratie. Il s’agira probablement de montrer que l’enseignement de l’histoire est bien autre chose que la description des faits historiques, qu’on peut repérer et qu’il faut questionner les traditions historiographiques en lien avec la politisation de l’histoire. Montrer que faire de l’histoire est en soi une façon de faire de la politique. Il faudra mettre à jour ces montages historiques de façon comparatiste, sans jugement de valeurs, non pas pour les démythifier, mais pour réfléchir à ce que représente l’histoire pour chaque pays et comment l’histoire et le rapport à l’histoire a été construit dans chaque pays, particulièrement après 1945. Il sera nécessaire d’observer le développement de tradition nationale, car on touche ici à des formes de conscience nationale de chaque pays, dans le sens où l’on fait toujours de l’histoire dans un Etat, dans une langue, dans une école, sans pouvoir forcément être neutre. D’autre part, l’Observatoire doit jouer un rôle en tant que réseau de parties prenantes souhaitant promouvoir l’enseignement de l’histoire en Europe (associations, ONG, Etats membres, etc.).

Dans la perspective de cette coopération, en novembre 2021, la FEDE a proposé à l’Observatoire de développer conjointement un chapitre abordant l’enseignement de l’histoire, qui serait obligatoire pour tous les étudiants FEDE au niveau Bachelor. L’objectif est d’avoir une approche méthodologique appropriée pour créer un cours sur le « Pourquoi de l’histoire ? » sans être prescripteur, mais en transmettant des clés de compréhension à des apprenants parfois très loin de l’histoire, de la pensée et de la réflexion historique. Il s’agit, en abordant par exemple les questions du devoir de mémoire ou de la déontologie de la recherche en histoire, de développer des capacités d’analyse et un esprit critique permettant à chacun de forger sa propre opinion, en étant à l’écoute des autres, et sur des bases solides. Ce module sera suivi par des apprenants dans plusieurs pays d’Europe et d’Afrique. Dans ce cadre, l’expertise de l’OHTE est indispensable, pour aider la FEDE à assurer que le futur module de formation soit le plus neutre possible et respecte bien les mémoires croisées.

Xavier Paroutaud

Directeur pédagogique de la FEDE